LE MONDE | 01.04.2015

A Montreuil, un cinéma d’art et de procès

Par Laurent Carpentier

 

A Montreuil, devant le futur cinéma Le Méliès, Stéphane Goudet, son directeur artistique (deuxième en partant de la gauche), encadré par Gérard Woehl, directeur administratif, Alexie Lorca, adjointe à la culture, et Bernard Ropa, architecte. JEAN-FRANÇOIS JOLY POUR "LE MONDE"
Dans le petit soleil d’hiver, Stéphane Goudet goûte aux plaisirs de la victoire. A 44 ans, l’œil malin, une tignasse fournie et une barbe brune fixées sur sa solide charpente, il sourit. Il peut. Parce qu’on aura beau dire, il a réussi son coup. Le « directeur artistique » du Méliès à Montreuil (Seine-Saint-Denis) est aujourd’hui le plus célèbre exploitant de salles de cinéma en France, cumulant la figure du cinéphile qui tient tête aux grands réseaux, MK2 et UGC ; et celle de l’intellectuel résistant aux hydres politiciennes – en l’occurrence Dominique Voynet, l’ex-maire de Montreuil.
Stéphane Goudet a une voix joyeuse et les mots abrupts. Derrière la satisfaction affichée d’avoir enfin obtenu un non-lieu, le 23 février, face aux accusations de caisse noire et de détournements de fonds publics, une colère l’habite que ses yeux trahissent. Il en convient : « La colère est un moteur. Tu ne peux pas vivre tout ça sans être en colère. »
Soit Montreuil, 100 000 habitants, 3 000 employés municipaux, une droite inexistante et une gauche qui, élection après élection, s’y déchire. Dans le XXe siècle finissant, Jean-Pierre Brard, maire apparenté communiste, désespère de ramener les entreprises dans cette banlieue en bordure de faillite, qui voit déferler artistes et classes moyennes. Au milieu de tout ça, un cinéma de trois salles à la sortie du métro Croix-de-Chavaux, dans un petit centre commercial vieillot, quand, un peu plus loin, vers la mairie, les urbanistes se penchent avec ardeur sur la reconstruction d’un « cœur de ville ». Les commerces aiment les multiplexes. Là-bas, le maire en prévoit un. Privé. Las, ni le groupe CGR, ni MK2, ni UGC – qui possède dans la ville voisine de Rosny-sous-Bois le quatrième cinéma de France avec près de 2 millions de spectateurs – ne sont partants. Stéphane Goudet voit l’opportunité : il suggère au maire d’y transférer le cinéma municipal pour en faire ni plus ni moins le « plus grand cinéma public d’art et d’essai de France ». Et c’est là que tout commence. L’affaire Méliès.

Grosse artillerie

En 2004, l’idée de ce cinéma municipal s’avère payante électoralement pour le maire parti en croisade contre les grands réseaux. Marin Karmitz en tête, ceux-ci ont en effet vu une menace dans la création du multiplexe – « ce n’est qu’un six salles, on parle de multiplexe à partir de huit », reprend Stéphane Goudet à chaque fois qu’on emploie ce vocable à tort.
Mais, en 2008, les Verts, menés par l’ancienne ministre de l’environnement Dominique Voynet, prennent la mairie. Changement de cap : le chantier est onéreux pour une ville déficitaire ; on n’a que faire d’un conflit avec Karmitz, et on aimerait bien rappeler à l’ordre ce remuant Stéphane Goudet qui semble rouler pour l’ancien maire, dont il vante le non-interventionnisme, juste après les élections, dans le bulletin du cinéma. « Je savais qu’ils étaient contre le projet d’extension, dit-il aujourd’hui. C’était le projet que nous portions et je me retrouvais devant une majorité qui n’en voulait pas. Il fallait que j’affiche les règles. »
Mais il est aussi face à une équipe municipale nerveuse, qui sait sa propre fragilité. La suite est une longue plongée politico-judiciaire qui va agiter la planète cinéma pendant trois ans et laisser à Montreuil des plaies profondes. Cela commence par une « alerte » de la médecine du travail pour un directeur administratif et financier en souffrance, cela se poursuit de la part de la mairie par la dénonciation de dysfonctionnements comptables et l’accusation de « caisse noire », avec enquête du CNC, du Trésor public et de la police judiciaire, et, in fine, la mise à pied de Stéphane Goudet et de deux responsables du cinéma confirmée par le tribunal administratif… Face à la grosse artillerie, Stéphane Goudet et l’équipe du Méliès agitent les réseaux sociaux et les réseaux tout court. Grève, manifestations d’usagers, pétitions de réalisateurs, d’exploitants de salles… Montreuil aime les postures révolutionnaires. C’est Méliès qu’on assassine ! On ne sort plus des salles que par la force des baïonnettes.
Goudet est un rhéteur de première bourre. Il ne « lâche rien », comme on dit si bien de nos jours. Les textes qu’il ne manque pas de vous fournir à chaque rencontre chargent l’adversaire. Il y est saint Goudet, et l’ange du mal s’appelle Voynet. Le camp adverse n’est pas en reste. Toute prise à son jeu politique dans une ville qui a fonctionné depuis la guerre dans un appareil communiste clientéliste, la maire s’est enfermée dans un argumentaire paranoïaque. Le journaliste perdu dans cette clochemerlesque tragédie se fait l’effet d’un juge des divorces. Tout le monde y raconte une identique souffrance et voit chez l’autre un bourreau. D’un côté, on dénonce le « culte de la personnalité » et la « tartufferie » de Dominique Voynet ; de l’autre, on stigmatise la « diva du Méliès » et on vilipende le « gourou » Goudet.
Abraham Cohen a suivi le conflit de bout en bout, caméra à l’épaule, du côté des révoltés. Aujourd’hui, avec l’aide de la réalisatrice Dominique Cabrera et d’une levée de fonds par financement participatif, il essaie d’en faire un film : Lumière sur le Méliès. De Goudet, il dit illico : « C’est un mec chouette. Extrêmement charismatique », et confie : « Au point que j’ai même décidé à un moment d’éviter de le filmer parce qu’il prenait toute l’image. J’avais l’impression de faire un film sur lui. »

« Accrocheur », pour ses amis ; « mégalo », pour ses ennemis

« Il a des couilles », bredouille Bernard Grenouillet, le secrétaire de la section FSU des employés municipaux, s’excusant de ce mot un peu fort en machisme, mais il n’en trouve pas d’autres, pour raconter cet homme capable de débarquer dans les meetings pour alpaguer les édiles écolos, comme de s’inviter impromptu dans son bureau à la Bourse du travail. Contrairement à la CGT majoritaire, la FSU soutient en effet Voynet. Goudet est ainsi. « Accrocheur », disent ses amis. « Mégalo », rétorquent ses ennemis. Impliqué en tout cas, comme en témoignent ses collègues professeurs à Paris-I, qui disent ne l’avoir pas beaucoup vu depuis le début du conflit du Méliès.
Charles Tesson, le directeur de la Semaine de la critique (section parallèle du Festival de Cannes), qui l’a eu autrefois comme élève, raconte un jeune homme « très déterminé », à qui il avait donné un 17 pour une critique de Buñuel – « Je donne très rarement une telle note… » Tous deux partagent alors, confie-t-il, une admiration pour Abbas Kiarostami. « Or, on n’aime pas les cinéastes par hasard, analyse Charles Tesson. Je pense que Stéphane ressemble aux personnages du réalisateur iranien. Comme le héros du Passager, qui veut aller voir son match de foot à n’importe quel prix, il est monomaniaque, avec une idée fixe qu’il poursuit… » Il sourit : « Après on a envie de dire aussi : il n’y a pas que ça dans la vie. »
Il faut dire que, de sa vie, l’ancien critique de cinéma de Positif ne livre pratiquement rien. Il habite en grande banlieue, à Sucy-en-Brie (Val-de-Marne), il a une femme, qui enseigne la gestion en lycée professionnel, et deux enfants. C’est tout. C’est suffisant.
Sauf que derrière ce portrait modeste d’un M. Cinéma qui serait un M. Tout-le-Monde, il y a en vérité un agitateur qui ne sommeille pas tant que ça. Sur le petit cahier vert qui lui servait à l’adolescence de journal, un jour qu’il réfléchissait à son avenir, il a écrit, parmi les métiers qu’il pourrait faire plus tard : « La politique, pour être ministre de l’éducation nationale. » Il en rit. Lui qui, enfant, se rêvait chanteur (« mais j’ai choisi de jouer de la clarinette. C’est idiot comme choix, un instrument qui empêche de chanter »), n’a jamais masqué son admiration pour ce père, professeur et conseiller municipal « dans l’opposition », « qui s’est toujours battu pour faire vivre des projets pour le bien de tous ».
La vie de Stéphane Goudet est pétrie dans cette glaise : c’est pendant l’occupation d’un bâtiment de la cité universitaire d’Antony (Hauts-de-Seine), condamné à la destruction, qu’il rencontre sa femme. En 2008, il fait partie du groupe des 13 – avec Jacques Audiard, Pascale Ferran ou Claude Miller… –, dénonçant un système de financement qui sacrifie, disent-ils, les « films du milieu », comprendre : à budget moyen. « L’action politique m’a toujours fasciné », dit-il. A Montreuil, il l’a menée jusqu’au bout…. Et puis, il y a un an, Dominique Voynet, en décidant de ne pas se représenter aux municipales, a finalement jeté l’éponge. Stéphane Goudet et les deux autres responsables écartés ont été réintégrés dans leurs fonctions par la nouvelle municipalité.

La litanie des procédures

Fin de l’histoire ? Les luttes créent des blessures profondes et des revanches tenaces. Le non-lieu prononcé par le tribunal de Bobigny, vendredi 27 février, n’y changera rien. Deux ans après, ceux qui voulaient croire que l’équipe du Méliès détournait les fonds publics et entretenait une caisse noire pour payer la coke des réalisateurs continueront de le penser. Les autres verront dans le non-lieu la preuve criante que tout cela n’était qu’une manœuvre pour se débarrasser de leur pugnace directeur.
Encore aujourd’hui, la litanie des procédures continue d’alimenter la machine à souffrir. Goudet contre Voynet d’abord, à travers des plaintes contre Le Monde et Télérama. Les deux journaux rapportaient des propos jugés diffamatoires de l’ancien maire, le procès a été fixé à septembre. Plaintes également contre un agité de la blogosphère locale qui, sous le faux nom de Stéphane Dégout, usurpe de façon parodique et peu charitable la parole du cinéphile. Un autre combat est engagé auprès du Trésor public pour faire annuler la décision concernant l’ex-comptable réintégrée mais toujours interdite de comptes. Enfin, un recours a été déposé devant le conseil de l’ordre des médecins pour annuler la première alerte du médecin du travail pour harcèlement moral…
« La meilleure défense, c’est l’attaque. C’est le sens de ces plaintes à tout va. On noie le poisson dans la presse et dans la multiplication des procédures », remarque avec une pointe d’admiration dans la voix l’avocate Christelle Mazza, spécialiste en droit du travail dans les collectivités publiques, qui défend le camp opposé : Emmanuel Rigault, à l’origine de la première alerte pour souffrance au travail, et Nathalie Hocquard, débauchée par Dominique Voynet au cinéma de Champigny (Val-de-Marne) pour diriger le Méliès, et mise sur la touche après le retour de Stéphane Goudet. L’avocate vient de déposer plainte au pénal pour harcèlement moral au nom de cette dernière (laquelle vient de retrouver un poste de directrice des affaires culturelles dans la ville voisine de Vincennes).
Une guerre sans fin. Qui en a fait oublier le vrai enjeu : ces six salles de cinéma dont l’ouverture, prévue au départ fin 2010, est repoussée depuis, de trimestre en trimestre. Il y a un mois, on l’annonçait pour juin, mais désormais l’inauguration est programmée pour le 19 septembre. Un budget de construction de 8 millions d’euros au départ, qui a aujourd’hui doublé (« ce n’est pas “le plus grand cinéma d’art et d’essai de France”, c’est le plus cher cinéma d’art et d’essai de France », ironise Emmanuel Cuffini, qui fut l’adjoint aux finances de Dominique Voynet).

Fidéliser un public jeune

Même ses ennemis le reconnaissent : là encore, Stéphane Goudet n’a rien lâché. Sur le confort des salles (« il nous a fait un caca nerveux sur l’insonorisation, s’agace Emmanuel Cuffini. Trois études lancées disaient pourtant que ça allait, il n’a jamais voulu en démordre… »). Sur la salle de montage, perçue comme « un caprice », mais qui, espère le directeur artistique, en faisant travailler les associations de cinéma de la ville, fidélisera un nouveau public jeune. Sur les prix enfin : « Maintenir le tarif à 6 euros est un engagement de la municipalité », martèle Alexie Lorca, la nouvelle adjointe à la culture. Avant d’ajouter, moins véhémente : « C’est vrai que c’est une gageure totale. On ne savait pas, à l’époque, qu’il y aurait un tel désengagement de l’Etat, et un établissement culturel n’est pas un grand pourvoyeur de revenus… » Puis, sentant la nécessité d’un enthousiasme militant, elle évacue la question avec brio : « Il faut le concevoir comme un service public. »
Socialiste dissidente, l’adjointe à la culture, ex-journaliste qui tenta autrefois un disque rock dont ses ennemis se gobergent en l’écoutant sur Bide et Musique, a accompagné Goudet à notre premier rendez-vous. Ils ont beau miser sur lui, les nouveaux maîtres de Montreuil préfèrent le border. « “Son” cinéma : le simple fait de dire ça et vous touchez directement à la personnalité de Goudet. Il en a fait son objet, alors que c’est un bien commun, dénonce l’écologiste Patrick Petitjean, ancien maire adjoint. Goudet a de grosses difficultés à fonctionner avec sa hiérarchie. Cette idée qu’il ait des comptes à rendre semble lui poser problème. Et il peut s’avérer totalement de mauvaise foi. »
« C’est une personnalité qui a des ambitions », tente, diplomate, Gérard Cosme, le maire du Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis) et président de l’agglomération, à laquelle les personnels du cinéma devaient être transférés dès le printemps 2014. Prudent, il a préféré attendre que le soufflé retombe et ne pas se retrouver avec un trublion capable de vous faire sauter un maire.
La viabilité du nouvel établissement, avec ses six salles de 80 à 320 places, ses 1 120 fauteuils et ses sept salariés supplémentaires, reste en effet un pari. Comment passer des 180 000 entrées annuelles (au plus fort de la programmation tant saluée de Stéphane Goudet) aux 280 000 spectateurs nécessaires, selon ses promoteurs, à son équilibre ?
Marin Karmitz ne s’y est pas trompé. L’ex-mao, qui, à la tête des cinémas 14-Juillet, fut autrefois le fer de lance des indépendants contre les gros réseaux, a compris, très en amont, ce qui était en train de se jouer au Méliès : s’il veut gagner ces 100 000 spectateurs supplémentaires, Stéphane Goudet va devoir ouvrir la programmation et laisser à l’affiche des films semblables à ceux qu’on rencontre dans les MK2. Ce dernier ne l’affirme-t-il pas déjà : « Bienvenue chez les ch’tis est pour moi un film honorable » ?
Du côté de MK2, pour l’instant, c’est silence radio. La victoire médiatique de Goudet pousse à l’attentisme, même si le patriarche a soigneusement rappelé, en janvier sur Mediapart, qu’il avait signé « un accord tout à fait convenable avec Dominique Voynet : des places aux mêmes conditions que les nôtres ». Pour calmer le jeu, l’ancienne maire s’est, en effet, engagée à ne pas pratiquer de « dumping par une politique de subvention ».
De deux choses l’une : soit le cinéma fait un « flop », et Karmitz regardera avec plaisir l’équipe se dépatouiller, soit c’est un succès et cela risque fort, quoi qu’en dise Goudet, d’écorner les recettes des MK2 Nation et Gambetta tout proches. On voit mal alors comment Karmitz ne réagirait pas à cette « distorsion de concurrence » qu’il a toujours dénoncée. Goudet n’est pas inquiet, il est pragmatique : « Le projet initial prenait en compte une augmentation tout à fait modérée des tarifs. Si cela s’avère nécessaire, la solution n’est pas absurde, considérant le confort et l’intérêt des nouvelles salles. Je sais que nous pouvons faire du Méliès un des dix meilleurs cinémas de France. » Rien de moins. « Revoyons-nous dans quatre ans. Je serai encore là. »

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